Luc Gwiazdzinski est géographe, enseignant-chercheur. Ses travaux portent depuis des années sur l’innovation, les villes, les mobilités et la nuit urbaine. Il a dirigé de nombreux colloques, des programmes de recherche dans le monde entier – notamment à Shangaï (Chine) -, sur les questions des temps sociaux et publié une douzaine d’ouvrages. Il ne cesse jamais de s’interroger et s’il revendique un certain fatalisme, on pressent bien dans son regard, qu’il rêve secrètement d’une trajectoire vertueuse que pourrait prendre le monde dans les générations futures. Une chose est certaine, en tout cas : nous avons retrouvé l’un des personnages d’Antoine de Saint Exupéry…
LCV Magazine : Vous êtes géographe, on se souvient bien du personnage du Petit Prince, mais au sein de notre société, quel est votre rôle et plus concrètement, à quoi servez-vous ?
Luc Gwiazdzinski : La géographie est une formidable clé d’entrée vers la connaissance. Notre discipline souffre pourtant d’une image un peu datée ou fausse. La géographie n’est pas cette matière scolaire qui consiste à accumuler un savoir encyclopédique et à réciter par cœur les noms des montagnes et des fleuves. Le géographe n’est plus le savant du Petit Prince de Saint-Exupéry, celui « qui connaît où se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les déserts », et qui écrit « des choses éternelles ». Les temps changent, le monde change et le géographe change. Il a quitté son laboratoire pour se faire explorateur [1] vers d’autres espaces et d’autres disciplines, et tenter – avec d’autres – de lire et écrire la complexité des mondes en mouvement. Homme de « cabinet », il se réinvente « géographe de plein-vent [2] », à l’épreuve du terrain. Lui qui travaillait autour de quelques questions principales : Quoi ? Qui ? Où ? Comment ? ajoute désormais la question du quand ou à quelle heure ? Difficile de se donner un rôle. Il est principalement entre la recherche et la pédagogie. Comme tous les scientifiques, le géographe a également un « devoir de cité » au sens de l’historien Lucien Febvre. Il doit contribuer à éclairer le débat public. Il possède quelques atouts pour y contribuer de manière efficace. Il est familier d’une approche globale, systémique et multiscalaire du monde et il produit généralement des cartes et des représentations qui peuvent participer à une intelligibilité de nos environnements. On peut sans doute servir à mieux comprendre et habiter le monde. Mieux le comprendre pour mieux en prendre soin.
LCV : Pour avoir lu certains de vos ouvrages, vous évoquez souvent la notion de “Territoire” : à l’ère de la globalisation, quels sont les principaux contours qui délimitent l’espace d’un individu, qu’il soit urbain ou non ?
LG : La question du territoire est centrale. La globalisation, les technologies de la communication, la mobilité ne l’ont pas fait disparaître. Il se renforce dans une approche dialectique entre local et global que l’on a parfois appelé « glocalisation ». Si l’on parle de nos pratiques quotidiennes, le territoire est plus complexe que celui de nos grand-parents qui le plus souvent résidaient, travaillaient, s’approvisionnaient et s’amusaient dans un rayon de quelques kilomètres autour du domicile avec quelques « échappées belles » au-delà pour un voyage, un événement familial, le service militaire. Les territoires que nous habitons désormais sont d’abord majoritairement des territoires urbains voire métropolitains. On vit dans des espaces et des temps de plus en plus marqués par l’étalement, l’éclatement et l’urgence. Il n’est pas aisé d’habiter ces nappes métropolitaines sans lieux ni bornes et de tenter de faire famille, organisation ou territoire faute d’y vivre ensemble et au même moment. C’est une des questions à gérer.
LCV : Selon le dernier rapport de l’IPBES (la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques), portée par 127 états membres et sous l’égide de l’ONU), “les sols de la planète se détériorent tellement qu’ils sont dans un état critique” et 3,3 milliards d’humains seraient directement menacés. Qu’en pensez-vous ?
LG : Depuis quelques années nous sommes entrés dans ce que l’on appelle désormais l’Anthropocène. Nos activités marquent durablement la planète jusqu’à la géologie. Nous épuisons nos ressources et hypothétiquons la vie des générations futures. L’homme cet animal sans coquille, a artificialisé son environnement, sur-exploité les ressources jusqu’à la limite du soutenable pour les écosystèmes. Les effets de cette tentative de soumission sont désormais lisibles partout et par tout le monde : dérèglement climatique, diminution rapide de la biodiversité mais aussi détérioration des sols. A force de déboisements, de surexploitation, on a fini par détruire le sol qui nous nourrissait. Les scientifiques avaient pourtant prévenu mais ils n’ont pas crié assez fort ou personne n’a voulu les entendre. Comme souvent, il faut des catastrophes pour que s’esquisse enfin une prise de conscience et que s’élaborent des réponses. La prise de conscience est désormais notable dans tous les pays de la planète. Chacun a compris que nous sommes sur le même vaisseau, dans un monde fini et que plus personne n’est à l’abri de ces bouleversements. Pourtant, par cupidité ou égoïsme des nantis, absence d’alternative des plus pauvres, peu de choses changent encore concrètement. Il faut continuer à faire évoluer les mentalités, travailler ensemble à la bonne échelle c’est à dire à l’échelle internationale mais aussi et surtout dans nos vies quotidiennes. Je crois à la révolution de nos modes de vie sur le terrain au quotidien dans des manières de consommer, de circuler et d’habiter plus responsables.
LCV : Comment imaginer, réinventer un espace de liberté individuelle dans un contexte mondial tellement anxiogène et fataliste ? Quels possibles reste-il à l’individu ?
LG : Il reste toutes les libertés. Face à la dégradation rapide des écosystèmes, on voit également émerger de nombreuses initiatives locales portées par des individus ou des collectifs pluridisciplinaires. Le salut n’est pas dans le repli égoïste des plus riches, la construction de murs et d’ilots préservés dans un monde dévasté. La liberté se gagne ici et maintenant. Il n’y pas plus de réserve d’espace et de temps, il n’y a plus d’ailleurs ni de demain naturellement meilleur. Il faut se dégager des marges de manœuvre ici et maintenant. Au-delà de ces initiatives il faut peser sur les grands choix de société. Le choix de l’agriculture intensive, nous conduit naturellement à l’arasement des haies, à l’utilisation d’engrais et de pesticides et à leurs conséquences : banalisation des paysages, disparition rapide des insectes et des oiseaux, pollution des cours d’eau, destructuration des sols et problèmes de santé.
LCV : Demeure-t-il encore des “territoires” à conquérir, à l’instar des aventuriers des siècles précédents et qui sera le Marco Polo des temps futurs ?
LG : Un des territoires à conquérir est sans doute le temps. Une véritable politique des temps reste à imaginer. C’est en tout cas un formidable chantier de réflexion pour le géographe plus habitué à travailler sur l’espace. Mais poser la question en termes de territoires à conquérir est elle-même datée. Cette représentation nous pose en prédateur, en conquistador, en colon comme si notre salut dépendait de la conquête d’un nouveau Far West, de nouvelles terres, voire de nouvelles planètes. Puisque nous avons détruit la terre il suffirait d’aller plus loin dans une fuite en avant. Sauf que malgré les rêves martiens, nous n’avons qu’une seule planète à notre disposition : la terre. Il nous faut en prendre soin. Nous avons cette chance et cette responsabilité. La nouvelle frontière est sans doute celle de l’intelligence collective et des communs.
LCV : Que pensez-vous d’initiatives isolées telles que celle de ce géophysicien russe et de son fils, qui luttent contre le réchauffement climatique en recréant un écosystème le plus proche possible de celui du Pleistocène ? C’est une goutte d’eau dans un océan au destin inéluctable ?
LG : Je connais mal cette initiative et je n’ai pas rencontré ces personnes. Comme beaucoup de gens j’ai regardé le reportage – de mon amie Barbara Laure – : « les aventuriers de l’âge perdu ». Ils luttent en Sibérie dans un bout du monde et à une échelle « extra-ordinaire » bien loin de nos modestes jardinages urbains pour sauver le permafrost dont la fonte est « une bombe climatique ». Je crois cependant à toutes les expérimentations et à l’énergie de celles et ceux qui tentent, cherchent, essaient, ici et maintenant dans leur quotidien même ordinaire. Je crois en celles et ceux qui ne s’abandonnent pas au pessimisme, au fatalisme ou au cynisme mais s’engagent dans d’autres formes de démarches, dans des utopies concrètes. Je ne reprendrais pas ici la parabole de la sobriété avec le colibri qui « fait sa part » quand la forêt brûle. Je vois des milliers d’initiatives qui émergent comme autant de lucioles et d’espoirs pour demain. Outre la démesure et le romantisme, celle de Sergueï et Nikita Zimov en fait assurément partie. Le futur se construit ici et maintenant.
Propos recueillis auprès de Luc Gwiazdzinski, Géographe, Université Grenoble Alpes.
(*) Luc Gwiazdzinski est géographe, enseignant-chercheur à l’université Grenoble Alpes, et responsable du master « Innovation et territoire ». Chercheur au Laboratoire Pacte (UMR 5194 CNRS) ses travaux portent principalement sur les temporalités, les mobilités, la nuit urbaine, le chrono-urbanisme et l’innovation territoriale. Il a publié de nombreux ouvrages sur la ville, le temps, les mobilités et la ville contemporaine : Chronotopies. Lecture et écriture des mondes en mouvement, 2018, Elya ; L’hybridation des mondes, 2017, Elya ; Urbi et orbi. Paris appartient à la ville et au monde, 2010, l’Aube ; La fin des maires, 2008, FYP Editions ; Si la route m’était contée, 2007, Eyrolles ; Nuits d’Europe, 2007, UTBM Editions, Si la route m’était contée, Editions Eyrolles ; Périphéries, 2007, l’Harmattan ; La nuit dernière frontière de la ville, 2005, l’Aube ; Si la ville m’était contée, 2005, Eyrolles ; La nuit en questions (dir.), 2005, L’Aube ; La ville 24h/24, 2003, l’Aube (…)
[1] Gwiazdzinski L., Rabin G., Si la ville m’était contée, Paris, Eyrolles, 2005.
[2] Selon l’expression de l’historien Lucien Febvre.
Fondatrice de LCV Magazine en 2009, la journaliste Karine Dessale a toujours souhaité qu’il soit un “média papier en ligne”, et la nuance veut tout dire. A savoir, un concept revendiqué de pages à manipuler comme nous le ferions avec un journal traditionnel, puis que nous laisserions traîner sur la table du salon, avant de nous y replonger un peu plus tard… Le meilleur compliment s’agissant de LCV ? Le laisser ouvert sur le bureau de son Mac ou de son PC, avec la B-O en fond sonore, qui s’écoule tranquillement…
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