Tribune d’Olivier Frérot ingénieur, essayiste
et Luc Gwiazdzinski, géographe
“Ce qui est véritablement nouveau fait peur ou émerveille”, Julio Cortazar
Le mouvement des Gilets jaunes met en évidence l’affrontement de deux dynamiques antagonistes : d’un côté une dynamique de l’effondrement et de l’autre une dynamique du surgissement ; l’une mortifère et l’autre vivifiante. Cette confrontation révélée de manière saisissante par le mouvement risque de devenir de plus en plus explosive.
L’ancien monde s’effondre. Les Gilets jaunes expriment des revendications qui demeurent portées par la mémoire de l’« Etat providence » comme « filet de sécurité ». Mais celle-ci ne peuvent plus être satisfaites comme elles l’auraient été au XXème siècle. Quant aux institutions publiques actuelles, le mouvement révèle qu’elles n’ont plus de ressort pour assurer la promesse républicaine de Liberté, d’Egalité et de Fraternité. Les responsables n’en ont même plus pour dialoguer sérieusement avec leurs contradicteurs. La seule réponse apportée est la violence institutionnelle qui s’exprime dans le déni, le mépris et les violences policières : la Liberté de manifester pacifiquement n’existe plus ; l’Egalité devant l’impôt n’est pas respectée ; la Fraternité entre les classes favorisées et les autres a disparu, ce que nous montre déjà dramatiquement la politique du gouvernements vis à vis des migrants.
Désormais, les institutions publiques trahissent les promesses qui les ont fondées, et cette trahison paraît irréversible. On le savait déjà mais avec les Gilets jaunes c’est du concentré d’évidence, comme tout ce qui se vit à travers ce mouvement. Ici réside sa puissance : les symboles rencontrent le réel. Ça nous saute à la figure comme le jaune fluo et les grenades explosives.
Un nouveau monde émerge. Les gilets jaunes affirment et actent par leur présence persévérante et courageuse sur le terrain : nous existons ; nous reprenons notre destinée en main. Ils nous montrent que nous pouvons le faire ici et maintenant, dans l’espace public des ronds-points, nouveaux lieux politiques et citoyens. On y ressent de l’effervescence, de la curiosité, de la vivacité, de l’intelligence et surtout de la joie, la joie simple d’être ensemble entre égaux.
Dans les manifestations, sur les ronds-points et sur la toile, s’expérimentent de nouvelles formes de solidarités. On y redécouvre l’entraide qui facilite la vie quotidienne, on se donne des coups de mains, on y trouve un emploi, on y vit la coopération dans l’action, on expérimente la prise de responsabilité à travers les coordinations et les organisations. On y rencontre surtout l’amitié. Un ensemble de règles s’instituent pas à pas qui permettent de vivre dignement, simplement, fraternellement.
Pour celles et ceux qui ne sont pas au cœur du mouvement, ces signes paraitront exagérés, et cette espérance utopique. Ces signaux faibles ne demandent cependant qu’à grandir. Cette dynamique est la même que celle qui anime les ZAD et a traversé des mouvements comme Nuit debout. Elle s’exprime ici de façon plus puissante et plus large.
Le mouvement se structure, les échanges entre groupes s’organisent grâce aux outils numériques et aux réseaux sociaux avec une maîtrise et une intelligence de la communication qui s’inscrit dans la suite du coup de génie de l’utilisation du « gilet jaune ». La créativité s’exerce sur tous les supports : panneaux, vidéos, parodies et mises en scène. Cette visualité contribue à l’émergence d’un nouvel imaginaire mobilisateur.
Un des éléments les plus précieux de ce mouvement est la confiance retrouvée d’un grand nombre de personnes, précédemment invisibles, sans espoir et sans horizons. Ce qui est incroyable, c’est que cette puissante utopie de fraternité a pris forme sur des lieux aussi inhospitaliers que les ronds-points. Les Gilets jaunes ont fait de ces objets techniques inhabitables, des véritables médias, des laboratoires in vivo, des dispositifs d’émergence politique et citoyenne, des places publiques, des agoras, des forums, des cafés, … bref des lieux hautement symboliques de la construction du politique, des totems.
Il faut laisser vivre ce mouvement, afin que se déploie cette promesse de construction d’un nouveau monde, un monde où notre devise républicaine : Liberté/Egalite/Fraternité, puisse ressusciter.
Il faut laisser vivre les ronds-points comme des lieux performants d’émancipation civique. Les détruire, ce serait se priver d’une interface vivante publique et visible aux yeux de tous, et renvoyer dans l’invisible une rage qui n’en deviendrait que plus destructrice. C’est là que se trouve l’opportunité d’un véritable Grand Débat et la possibilité réelle de construire une nouvelle société.
Olivier Frérot est l’auteur de « Vers une civilisation de la Vie. Entreprendre et coopérer », Editions Chronique sociale
Luc Gwiazdzinski est l’auteur de « L’hybridation des mondes », Editions Elya
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