A l’heure du coronavirus et surtout du confinement qu’il implique, du repli chez soi, les villes semblent perdre un peu de leur essence, puisqu’elles proposent moins de rencontre entre les populations, et ne provoquent plus leurs interactions. Or il faut être totalement lucide, ces trajectoires percutées constituent la source de toute énergie économique, son carburant. Sans l’autre, on provoque moins la surconsommation, le désir d’achat, et l’envie se délite. Soyons rassurés toutefois, les choses devraient rentrer dans l’ordre rapidement, et le rythme a d’ailleurs un peu repris en France depuis le 11 mai… Il demeure pourtant intéressant d’interroger nos espaces urbains au moment présent, car les lignes ont un peu bougé. Ce temps figé, mis entre parenthèses durant quelques semaines, les a défigurées, a dessiné de nouvelles pistes, palpables, de ce qui pourrait advenir, si nos modes de vie changeaient radicalement. Luc Gwiazdzinski, géographe à l’IUGA (Université Grenoble Alpes) dont les travaux portent notamment sur les rythmes et les temps urbains, a réalisé des programmes de recherche dans le monde entier – notamment à Shangaï (Chine) -, et signé une quinzaine d’ouvrages, parmi lesquels, L’hybridation des mondes (Elya), et La ville 24h/24 (L’Aube). A l’occasion de la parution d’une tribune pour “le droit au temps”, dont les signataires sont des acteurs incontournables du sujet, et de la sortie de l’ouvrage “Saturations” avec Luca Pattaroni, Manolla Antonioli, guillaume Drevon et Vincent Kaufmann chez Elya, il enclenche avec nous la discussion. Après le cauchemar, la possibilité d’une (autre) ville.
LCV Magazine : Les visages d’une ville révèlent souvent les aspérités (activités, zones franches, lieux de résidence, commerces…) qui s’agrègent (ou pas) autour d’axes de mobilité régulière. Quelle morphologie pourrait être celle d’une ville dont les interconnections seraient réduites au minimum ?
Luc Gwiazdzinski : A bien y réfléchir, la ville qui émerge dans cette crise ressemble à un archipel d’appartements semblables à des îlots dans lesquels nous sommes réfugiés et séparés par des étendues vides, où des livreurs, tels d’urbains piroguiers cabotent pour assurer le ravitaillement. La ville du confinement ressemble à une ville la nuit, la lumière en plus. Vue des balcons la ville rappelle aussi les « monades urbaines » de Robert Silverberg. Dans nos métropoles, des populations télé-travaillent à l’abri dans les tours alors qu’en bas une population exposée au virus s’affaire dans un monde horizontal pour assurer la continuité.
LCV Magazine : Quelle forme aura la ville d’après le coronavirus ?
Luc Gwiazdzinski : D’abord, elle sera la même car la vitesse de transformation des villes – notamment en Europe – est lente. Elle devra sans doute s’adapter dans ses formes, sa structure autour de l’idée de ville polyvalente, malléable, adaptable et réversible, une ville résiliente capable de répondre aux enjeux sanitaires, économiques et environnementaux.
LCV Magazine : Espérez-vous, à l’avenir, un changement de paradigme ? Et si oui, dans quelle direction devrait-on aller pour qu’il soit bénéfique aux populations urbaines ?
Luc Gwiazdzinski : Je peux toujours faire des hypothèses, imaginer des scenarios sur une reconfiguration, des mobilités, des productions, des services. Mais c’est à nous toutes et nous tous de repenser la ville autour de notions comme la qualité de vie, la sécurité, en évitant que le repli actuel sur la sphère intime ne préfigure une fin de l’urbanité et de l’espace public, un mode de tribus et de petites maffias égoïstes mettant d’abord en avant sa santé et les siens et oubliant l’intérêt général. Si d’autres modes de consommation semblent émerger, les grandes surfaces et leurs drives semblent avoir tiré leur épingle du jeu. Il n’est pas sûr que les utopies revivifiées par le confinement tiennent longtemps face à la dureté de la crise économique et aux contingences matérielles, voire à ma volonté de rattrapage d’une partie de la population, du besoin de vivre… et de consommer. Cette année, la rentrée sociale aura lieu en mai. Soit nous avons un vrai changement de paradigme avec des citoyens et des décideurs qui après une longue introspection décident de repenser fondamentalement leurs modes de vie, soit nous ressortons du confinement avec l’envie de rattraper le temps perdu. A court terme dans les villes, je pense que c’est le vélo qui pourrait sortir vainqueur en termes de parts modales. Avec dans les métropoles, le vélo bénéficiant de nouvelles pistes temporaires et permettant aussi de garder les distances également. Mais la voiture qui convient bien à la poursuite d’un confinement familial et aux formes associées de driving pour l’approvisionnement devrait tirer aussi avantage. Pour la marche cela dépendra de la capacité des villes à dé-saturer en ouvrant les parcs, à piétonnier car sinon la densité devient vite “dangereuse”. Enfin, ce sont les transports en commun où l’on se sent confinés et où les distances ne peuvent pas être respectées qui risquent de souffrir de ce changement de paradigme. Dans ce domaine la piste d’un “urbanisme des temps et des mobilités “qui tente de lisser les heures de pointe en jouant sur les horaires de travail pour diminuer la densité d’usagers est prometteuse. Par ailleurs, si le télétravail n’est pas vécu par tout le monde avec le même bonheur, des barrières sont tombées et son utilisation devrait se pérenniser pour partie ce qui entrainera une diminution des mobilités domicile-travail.
LCV Magazine : Est-il réellement envisageable (ce changement) ? N’est-ce pas juste une projection fantasmée et universitaire ?
Luc Gwiazdzinski : Dans les « carnets de confinement » qui deviennent un genre littéraire à part et dans les enquêtes sur le confinement, chacun vante l’intérêt introspectif de ce temps d’arrêt imposé pour repenser le monde, nos villes et nos villes. C’est quelque chose de profond et d’émouvant mais dans le même temps, l’annonce du « déconfinement » a relancé la course au redémarrage de la production industrielle et aux modalités d’ouverture des services. Les premières images de déconfinement en Asie qui montrent des boutiques prises d’assaut et la muraille de Chine pleine de monde, pourraient nous rendre pessimistes, mais l’optimisme est une volonté.
Propos recueillis au début du mois de mai 2020.
Fondatrice de LCV Magazine en 2009, la journaliste Karine Dessale a toujours souhaité qu’il soit un “média papier en ligne”, et la nuance veut tout dire. A savoir, un concept revendiqué de pages à manipuler comme nous le ferions avec un journal traditionnel, puis que nous laisserions traîner sur la table du salon, avant de nous y replonger un peu plus tard… Le meilleur compliment s’agissant de LCV ? Le laisser ouvert sur le bureau de son Mac ou de son PC, avec la B-O en fond sonore, qui s’écoule tranquillement…
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