Lorsque l’on découvre accidentellement les oeuvres de Christophe Ménassier, au détour d’un échange, on commence d’abord par remercier les anges des réseaux sociaux (et un petit peu les dieux marseillais), puis, on se dit que l’espace publicitaire est certainement aujourd’hui – et contrairement aux idées reçues – l’un des derniers bastions de la créativité libre, tellement, à en couper le souffle… Batteur de formation, cet artiste prolifique aux projets et collaborations multiples, a été le leader et chanteur du groupe Stickbuzz, puis, compositeur de talent il ouvre son propre studio et commence à travailler sur les machines. A partir de 2006, il se spécialise dans la musique de marques de luxe avec plus de 400 films composés à ce jour (Dior, Chanel, Hermès, Vuitton, Bulgari, Ferragamo…) Un élan, une valse, un tourbillon émotionnel qui nous happe systématiquement, et ne nous laisse jamais indemne. Car il propose une histoire musicale dense et sensible, une beauté à entendre et ressentir simultanément, avec la promesse d’une vibration provoquée dans de vieux muscles qui n’auraient pas été sollicités depuis si longtemps… En bref, inutile de prendre trop de détours, c’est un coup de coeur artistique : à écouter de toute urgence et à suivre de très (très) près.
LCV Magazine : Pour peu que l’on s’en soit approché de tout près, on sait de l’univers du Luxe que le niveau d’exigence est quasi pathologique… En tant que musicien, compositeur surtout, qu’apportent ces contraintes à votre créativité ?
Christophe Ménassier : Personnellement, l’exigence n’est pas une contrainte. Je me l’impose déjà naturellement dans mes créations. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le luxe est un domaine dans lequel on me laisse dans la plupart des cas beaucoup de libertés, ce qu’on ne retrouve pas forcément dans des domaines annexes qu’on pourrait penser plus tranquilles. Et puis la créativité, qu’elle soit pour la commande d’un film ou bien le fait de jouer de la musique en groupe, il faut toujours s’adapter aux gens, il y a toujours des concessions à faire et une rigueur à tenir pour faire de belles choses.
LCV : Comment l’égo, indissociable de la production artistique, s’arrange du cadre contraint des briefs imposés par les marques de Luxe ?
CM : Je connais beaucoup de très bons musiciens incapables de travailler sous contraintes… Souvent on a son style de jeu, son idée propre de la musique, une modernité ou pas, un « enfermement » culturel, bref, il faut savoir mettre son ego de côté et être capable de jeter des choses que l’on pense satisfaisantes mais qui au final ne sont pas les choix du client.
Je pense que quand on pratique la composition pour d’autres, il faut savoir ranger son moi quelque part et être à l’écoute, c’est primordial.
Ça ne veut pas dire qu’on va proposer des choses moins belles et se pervertir, c’est juste être capable de remettre en question son travail pour avancer.
LCV : Est-ce que vous vous souvenez d’avoir pensé un jour, “non là, ils vont vraiment trop loin, je ne vais pas y arriver” ? Ou avoir rencontré quelques réticences à vouloir imposer une voie qui n’était pas la leur, au départ ?
CM : Pour la réticence, il faut bien comprendre que c’est un travail dans lequel on est au service du client et absolument pas l’inverse. On n’est pas là pour imposer son style et sa vision mais pour avoir suffisamment d’ouverture pour essayer de répondre le mieux possible à la demande. On peut proposer des choses mais ne pas les imposer. Concernant les demandes que j’ai, parfois, on me demande une musique « chaude mais à la fois froide » , ou bien une musique « symphonique mais très minimaliste » , c’est devenu drôle avec le temps ! L’idée c’est surtout de réussir à traduire ce que l’interlocuteur a en tête sans devenir fou.
La musique, contrairement à d’autres domaines visuels est très complexe dans les choix : vous pouvez aligner 15 personnes différentes dans un studio et vous obtiendrez quinze visions totalement différentes avec des émotions que vous n’auriez jamais soupçonnées.
LCV : Comment travaillez-vous ? Est-ce que le temps d’imprégnation du sujet commandé est incontournable, ou est-ce que parfois, l’inspiration vient comme un élan qui vous happe ?
CM : Exactement de la même façon que toute personne qui crée. Il y a des jours avec, des jours sans. C’est un métier où on se doit d’être réactif, on ne perd pas du temps à s’égarer et on essaie d’aller à l’essentiel. Je peux passer 3 jours sur un film et tout mettre à la poubelle, puis passer 20 minutes le lendemain et trouver le gimmick parfait. Je travaille aussi avec différents musiciens car ils peuvent m’apporter une inspiration supplémentaire et de nouvelles routes, mais aussi donner beaucoup plus de vivant dans mes compositions. Sinon, pas vraiment de règles à l’inspiration si ce n’est pour moi bien dormir, sinon je ne réponds plus de rien.
LCV : Pouvez-vous nous expliquer l’histoire de cette magnifique collaboration “The scent of Life” avec Armani ? Vous participez au script ? Vous réceptionnez les images et débutez l’écriture de la musique ? Comment ciselle-t-on ces diamants ?
CM : J’ai travaillé il y a très longtemps pour un directeur artistique avec lequel je composais régulièrement notamment sur les films de collections été/hiver Vuitton. Il est entré chez Publicis et m’a proposé cette série de films, j’ai tout de suite adoré l’idée et il m’a laissé beaucoup de liberté dans les choix que je proposais. Le premier épisode a beaucoup plu à Monsieur Armani en personne et ont suivi 3 épisodes de plus. L’idée était de mettre en situation des sportifs dans des lieux magnifiques.
Pour les phases créatives, je propose plusieurs pistes, ensuite quand une est retenue, et puis on va faire des aller retours avec le monteur pour trouver le meilleur équilibre et terminer par du sound design. Puis sur ces films, je réalise toutes les étapes, de la composition au mixage final.
LCV : Qu’est-ce qui différencie selon vous, l’inspiration d’un batteur versus, celle d’un autre type d’instrumentiste ? On ressent en effet de manière très prégnante dans les documents écoutés, un tempo ciselé, qui dirige la narration urgente (courts timings) et la tire vers le haut. Que pouvez-vous nous en dire ?
CM : Effectivement, j’ai une formation de batteur, j’ai fait plusieurs écoles de musique où on m’a enseigné le rythme mais pas la mélodie. J’ai découvert le piano, la guitare et la basse sur le tard, il me faut batailler plus qu’un autre pour créer des mélodies qui me plaisent et surtout les harmoniser. Après, le sens du rythme me sert énormément dans mon travail à l’image, je me dis même qu’un monteur est meilleur s’il est musicien ou très mélomane. J’aime aussi énormément le travail de sound design, et là aussi mon passé de batteur est très pratique pour trouver des phases rythmiques dans la matière sonore. L’idée d’une belle composition à l’image est pour moi le subtil mélange entre composition musicale et sound design, c’est de la chirurgie sonore.
LCV : Quel cheminement artistique rythme l’ensemble de vos processus de création, et avez -vous des rituels ? Une ballade dans les calanques, ou à Pointe-Rouge, l’écoute d’un vieux vinyle, une lecture d’un livre de chevet, une jam session à la batterie avec des musiciens que vous connaissez bien, une partie de foot…? Ou est-ce une histoire différente qui se tisse à chaque fois ?
CM : Mon rituel, c’est surtout celui du café le matin car je travaille tous les jours en studio depuis maintenant presque 20 ans. Après, je suis effectivement basé sur Marseille, j’ai mon studio sur le Vieux port et je bénéficie d’un cadre et d’un climat qui me correspondent bien à l’année. Composer en studio, c’est un travail de geek, des heures et des heures passées dans une grotte ! Et le soleil, la mer et la folie marseillaise m’apportent la compensation nécessaire. Et puis je crois qu’on peut trouver l’inspiration un peu partout, quand je mange avec un copain à midi, la discussion qu’on va avoir peut influencer mon retour en studio. Ou pas d’ailleurs. Je reconnais qu’après une session pêche ou une simple ballade je vais être plus apaisé dans l’inspiration.
LCV : Lorsque l’on écrit pour les autres, est-il parfois complexe ensuite de le faire pour soi ?
CM : Il y a quelques années, je me sentais perdu et en mode feuille blanche quand il s’agissait de travailler pour moi, tout ça à force de disséquer la musique des autres ! Car on me donne très souvent des références que je dois analyser pour m’en rapprocher. Puis aujourd’hui, avec le temps et l’expérience, c’est devenu une force, je viens de sortir un album avec ma chérie et je termine un album cinématographique sur lequel je travaille depuis 5 ans, j’ai bien pris le temps mais je ne suis pas pressé.
LCV : Pouvez-vous nous parler de votre projet d’opus de musiques cinématographiques, qui doit sortir en 2020, d’après ce que j’ai compris ?
CM : J’ai eu une belle expérience dans le cinéma en 2013 quand j’ai composé la bande originale du film « Les petits princes » de Vianney Lebasque. Puis d’autres expériences par la suite plus malheureuses. J’ai travaillé sur 2 longs métrages que j’ai avortés. Je me suis rendu compte que je n’avais pas envie de faire de la musique pour de la comédie française et que ça me rendait malheureux. Un film, c’est des mois de travail et il faut puiser très loin pour produire de belles choses, si on ne se sent pas bien dans un film, ça va être un cauchemar, du moins c’est comme ça pour moi. Du coup, j’ai décidé de proposer ma musique de film, celle qui me fait vibrer, celle que j’ai envie d’entendre quand je vois un film. Ça fait quelques années que je travaille sur des thèmes, des titres qui me ressemblent, c’est plutôt sombre et mélancolique et ça correspond plus à mon approche et à mes goûts de cinéma. Je fais donc cet album pour montrer ce à quoi j’aspire au plus profond et présenter ces titres à des réalisateurs que j’admire.
LCV : Que s’agit-il de dire en plus, de susciter émotionnellement en “mieux”, que ce que vous provoquez déjà avec la musique publicitaire ?
CM : La musique publicitaire est souvent frustrante car elle est sur des formats courts. Sur mon album, Je travaille sur des choses qui prennent le temps de s’installer et qui s’amusent avec les silences. Je ne suis pas non plus un adepte des musiques trop longues mais il faut quand même prendre le temps de se laisser transporter.
LCV : Avez-vous d’autres projets ? Pouvez-vous s’il vous plaît nous en dire plus ?
CM : Disons que le projet que me tient à cœur est mon album, celui sur lequel je passe de longues heures en ce moment, je tourne et monte les images qui accompagneront chaque titre, ça me prend beaucoup de temps. Sinon tout de suite, je travaille pour l’Inde sur une série de spots TV pour une grande marque de voiture au côté d’un réalisateur que j’apprécie énormément, Paul Mignot.
Propos recueillis par Karine Dessale
Annexes (autres réalisations) :
Fondatrice de LCV Magazine en 2009, la journaliste Karine Dessale a toujours souhaité qu’il soit un “média papier en ligne”, et la nuance veut tout dire. A savoir, un concept revendiqué de pages à manipuler comme nous le ferions avec un journal traditionnel, puis que nous laisserions traîner sur la table du salon, avant de nous y replonger un peu plus tard… Le meilleur compliment s’agissant de LCV ? Le laisser ouvert sur le bureau de son Mac ou de son PC, avec la B-O en fond sonore, qui s’écoule tranquillement…
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