Luc Gwiazdzinski est géographe. Il dirige le Master innovation et territoire et enseigne l’aménagement et l’urbanisme à l’IGA (Université Grenoble Alpes) et dans différentes écoles et universités. Membre du laboratoire Pacte (UMR 5194 CNRS) et associé au MOTU (Milan) et à l’EIREST (Paris), ses travaux portent notamment sur l’innovation, les villes, les temps sociaux, les mobilités et la nuit urbaine. Il a dirigé de nombreux colloques, programmes de recherche internationaux sur ces questions et publié une douzaine d’ouvrages.
Quelle place occupez-vous dans l’espace public ?
La géographie, science de l’espace, clé de lecture du monde et porte d’entrée dans la connaissance est sans doute une discipline encore mal connue. Avec la disparition de Jean Christophe Victor elle vient de perdre l’un de ses ambassadeurs, celui qui savait si bien exposer « le dessous des cartes ». Pourtant, vous trouverez des géographes partout autour de vous : école, université, recherche, bureau d’étude, collectivités, entreprises, politique. Entre observation, gestion et décisions, ils travaillent sur tous les sujets d’actualité qui concernent la société et la vie quotidienne : urbanisation, transport, migration, géopolitique, espace public, pollution, développement durable, biodiversité…
En ce début de XXIème siècle, le géographe n’est plus seulement le savant du Petit Prince de Saint-Exupéry, celui « qui connaît où se trouvent les mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les déserts » et qui écrit « des choses éternelles ». La terre est son laboratoire. Il l’arpente, l’explore, la cartographie et l’analyse à différentes échelles. Dans un monde complexe en mutation rapide, le géographe a une vision systémique qui lui permet d’aborder la complexité et de repérer les dynamiques naturelles et humaines en cours et les nouveaux arrangements à l’œuvre. A partir des cartes qu’il produit, il construit et propose des représentations qui peuvent permettre d’éclairer la réflexion et la décision. Il sait mobiliser d’autres compétences autour de lui et s’inscrit naturellement dans des démarches d’intelligence collective. C’est ce que nous avons tenté de faire dans cet ouvrage.
Votre ouvrage est très riche. Quel est son principal message ?
L’ouvrage s’interroge sur la prolifération des hybrides et sur la fortune actuelle du mot. Si l’hybridation a toujours existé[1] elle n’a jamais été aussi présente dans un environnement en mutation rapide où le changement est devenu la règle et la stabilité l’exception. Les hybrides ont proliféré[2] et la métaphore a envahi tous les champs (économie, culture, environnement, social et géographie…) nous obligeant à en préciser le sens et l’intérêt en convoquant des disciplines variées.
Le principal message est que l’hybridation est l’un des concepts les plus utiles pour penser, expliquer et transformer la réalité des mondes contemporains[3]. Comme le dit très joliment l’historien Theodore Zeldin, c’est un mot qui permet de naviguer avec curiosité dans notre société de peur et d’ennui. Il permet de poser un autre regard sur des mondes actuels et en devenir, faits de mouvements, de logiques réticulaires, d’expressions territoriales circonstancielles, de mutations et de réagencements permanents. Il évite de se bloquer sur de fausses oppositions comme urbain ou rural, moderne ou traditionnel et d’imaginer des futurs possibles.
Il propose des regards différents et quelques définitions. « L’hybride », objet organisationnel ou territorial est un assemblage hétérogène, temporaire, instable et non réversible à haute valeur ajoutée. L’« hybridation » est une démarche de transformation à plus ou moins forte intensité et lisibilité, et aux effets incertains, un processus involontaire ou initié par des acteurs territoriaux dans un souci d’amélioration d’une situation donnée, de résistance ou de transgression. Enfin, l’hybridité peut être abordée comme une posture du devenir et de l’ouvert pour les hommes, les organisations et les territoires mettant en avant la capacité à franchir.
Tout l’intérêt et le message résident dans le « devenir hybride », l’indéterminé, l’identité en mouvement et la puissance créatrice de ce « passage de frontières » de cette transgression, de ce détournement et de la puissance créatrice qu’on lui porte. L’ouvrage est une invitation à l’hybridation et à ne pas demeurer celui que l’on croit être[4].
Vous semblez dire que les sociétés souffrent principalement de leurs contours assez flous (temps, espace, virtuel, réel…)
Brouillage des temps, brouillage des activités, brouillage des statuts, des espaces de vie et des échelles, tendances aux alliances et aux recompositions multi-acteurs et multi scalaires concourent à l’hybridation des structures, des objets et des pratiques. Nos sociétés n’en souffrent pas. Au contraire. Elles se nourrissent du déploiement de ces zones de contact, de ces tiers lieux de ces entre-deux qui se multiplient comme autant d’espaces et de temps pour la rencontre et l’innovation. L’ouvrage est une invitation à la découverte de « nouveaux mondes[5] », une interrogation sur la difficile « synthèse de l’hétérogène[6] » et la dynamique du divers, du multiple et du flou.
Est-ce que le multiple et le renouvellement frénétique de nos repères peuvent mener à une perte totale de sens ?
L’hybridation est là à différentes échelles et dans différents domaines. Pourtant, nos modes de représentations convoquent de plus en plus les frontières, jouent sur les peurs, invitent aux replis frileux oubliant qu’un système qui se ferme est un système qui meurt. Les murs se dressent actuellement sur le terrain et dans nos têtes entre les individus, les groupes et les communautés. Face à ces évolutions, nous avons besoin de changer de vocabulaire et de représentations. L’hybridation et la créolisation sont d’autres figures et représentations possibles du monde, des multitudes et des mobilités. Les organisations ne sont pas données une fois pour toutes. Elles évoluent, se transforment et mutent. Nous devons apprendre à vivre avec ces mouvements, ces mobilités et penser le multiple et le divers à ces différentes échelles spatiales et temporelles. Le monde a besoin de sens et de boussoles. Le multiple, le pluriel, le divers, l’hybride et le créole peuvent proposer d’autres figures mobilisatrices dans le sens de l’ouvert et de l’exister : être au devant de soi dans l’ouverture.
Jusqu’où peut aller selon vous l’hybridation généralisée du monde dans lequel nous évoluons ?
Le monde est par nature hybride. L’hybridation est au cœur des dynamiques humaines et de l’évolution de nos sociétés et de nos mondes. C’est un mouvement permanent auquel nous n’échapperons pas. Par contre c’est une autre forme de représentation des mondes, des organisations et des sociétés qui peut nous permettre d’échapper aux blocages actuels. « La rencontre d’autrui fait de moi un monde qui voyage sans voyager « (Gilles Deleuze).
Le blog http://lucgwiazdzinski.
Éditeur https://www.elyascop.fr/
[1] Gruzinski S., 1999, la pensée métisse, Fayard
[2] Latour B., 1991, Nous n’avons jamais et modernes, La découverte
[3] Zanni Fabrizio, Urban Hybridization (a cura di Fabrizio Zanni), Milan, Maggioli, 2012.
[4] Bougnoux D., « Les nouvelles hybrides », in Gwiazdzinski L. (dir.), L’hybridation des mondes, Grenoble, Elya Éditions, 2016.
[5] Balandier G., Le dépaysement contemporain. L’immédiat et l’essentiel, Paris, PUF, 2009.
[6] Ricoeur P., Temps et récit 1, Paris, Seuil, 1983.
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