Christian Merlin, journaliste prolifique, mélomane, posera son regard ténu sur le compositeur, chef d’orchestre, fondateur d’institutions, penseur, polémiste, Pierre Boulez, lors d’une “Conférence du lundi” (Sara Yalda Production), organisée au Théâtre Marigny le 4 décembre prochain. Adulée ou détestée, sa personnalité reste un mystère qu’il nous permettra de mieux comprendre, avec le récit de l’oeuvre de cet artiste surdoué qui a polarisé la vie musicale française pendant un demi-siècle.
LCV Magazine : Comment Pierre Boulez a-t-il pu, selon vous, avec cette musique redoutablement moderne, toucher un public néophyte ? Y avait-il dans son arborescence et malgré les apparences, des passerelles qui lui permettaient de toucher ses auditeurs, même non mélomanes ? Et si oui, quelles étaient-elles selon vous ?
Christian Merlin : Ne nous voilons pas la face, je ne crois pas qu’il ait véritablement réussi à toucher un vaste public avec sa musique. Je ne suis même pas sûr que cela ait été sa principale préoccupation car l’excellence lui importait plus que le populaire. Il trouvait souvent démagogiques les tentatives de démocratisation quand elles ne s’appuyaient pas sur une volonté d’éducation. En revanche, il était un pédagogue exceptionnel quand il s’agissait de s’adresser aux auditeurs et d’expliquer la musique : alors, on écoutait mieux car il vous donnait des clés. J’ajouterai que le public le plus rebuté par sa musique est le public mélomane, car celui-ci a des habitudes d’écoute qui créent des attentes, et donc… des préjugés.
Paradoxalement, un public moins cultivé peut se montrer plus réceptif car sans idées préconçues. Ainsi j’ai vu l’auditoire de la Philharmonie de Paris faire une ovation debout à son œuvre Répons. Un public jeune, qui n’avait peut-être jamais entendu parler de Pierre Boulez, et aura sans doute perçu la sensualité de cette musique, ne sachant pas qu’on lui faisait depuis cinquante ans le procès d’être trop cérébrale.
LCV : Vous parlez dans votre ouvrage du bâtisseur, du penseur et de l’entrepreneur Pierre Boulez, pourriez-vous nous en dire plus, s’il vous plaît ?
CM : Il n’a jamais séparé sa carrière de musicien (créateur ET interprète) des autres dimensions de l’activité musicale : la réflexion et l’action. Il a énormément écrit sur la musique et les musiciens, des pages souvent fulgurantes, rejoignant les grands musiciens qui furent aussi de grandes plumes (Berlioz, Schumann). Mais il n’a pas cherché à échafauder un système ou à laisser un traité : son approche était au fond plus intuitive que scientifique, contrairement à une autre idée reçue tenace. Mais faire de la musique et y réfléchir ne servait à rien à ses yeux si on ne la présentait pas au public. Et comme il estimait que les institutions musicales ne faisaient pas leur travail, il a mis les mains dans le cambouis en organisant ses propres saisons de concerts (Domaine musical), en cherchant des financements (avec une force de persuasion peu commune envers les mécènes), en fondant des institutions (IRCAM, Ensemble Intercontemporain), en faisant du lobbying pour la construction de salles de concerts (Cité de la musique, Philharmonie de Paris).
LCV : Est-il advenu que sa personnalité aux talents multiples et surtout ses paradoxes, le desservent artistiquement ? Est-ce qu’il réfrénait ses envies, et savait jusqu’où ne pas aller trop loin, dans son exploration compulsive du monde ?
CM : Il n’a cessé de répéter que la composition était la seule chose vitale pour lui, et que la direction d’orchestre comme la direction d’institutions s’étaient ajoutées parce qu’il fallait bien que quelqu’un fasse le job, mais qu’il s’en serait bien passé, car cela sacrifiait un temps précieux qu’il pourrait consacrer à créer. Pourtant, il n’a jamais cessé ses activités multi-facettes et les a même multipliées, sans qu’il soit possible de savoir si c’était une fuite en avant parce que l’idée de terminer une œuvre l’angoissait : la plupart de ses œuvres existent en de nombreuses versions parce qu’il les révisaient en permanence, répugnant à les déclarer achevées.
Quant à se réfréner, cela résume très bien une composante essentielle de sa personnalité : il a en effet construit une carapace, avec un surmoi énorme et une discipline de fer, pour canaliser une émotivité qui déborderait sinon de tout côté… D’où l’absence de vie sexuelle, l’arrêt de l’alcool et du tabac, alors que tout en lui évoque un côté éruptif.
LCV : Pourriez-vous, s’il vous plaît, revenir plus précisément sur les pièces les plus marquantes, outre le Sacre du Printemps, bien entendu ? Et nous expliquer en quoi elles ont été constitutives de sa notoriété « mainstream », comme le diraient les spécialistes actuels du marketing…
CM : Dans sa propre musique : Le Marteau sans maître (1955) a contribué à l’installer dans l’histoire de la musique d’après-guerre, attirant l’attention notamment de Stravinsky, alors un « classique » : il quittait ainsi les petits cercles d’avant-gardistes. A l’autre extrême, Répons (1981) a prouvé que l’IRCAM, alors très vilipendé, était capable de produire une grande œuvre, et que le mariage entre les instruments traditionnels et l’électronique pouvait créer un monde sonore nouveau.
Dans son répertoire de chef, plutôt que d’œuvres-clés, je dirais qu’il a œuvré pour recentrer les répertoire des concerts symphoniques vers le XXe siècle : en gros, faire que Mahler soit pour les auditeurs de son temps ce que Beethoven était pour leurs parents et grands-parents, et que Stravinsky, Bartok, Schönberg, Berg, Debussy, Ravel soient perçus comme des classiques et non comme des modernes.
LCV : Que lui reprochaient ses détracteurs, en substance ? Comme à tous les génies en avance sur leur temps, d’oser faire ce que personne n’avait proposé avant eux ? Ou le rejet était plus complexe ?
CM : Il y a bien sûr son ton péremptoire, son talent de polémiste, qui l’a conduit à ferrailler avec ses adversaires avec une virulence qui ne lui a pas fait que des amis… Même si la polémique pour lui n’était pas une fin en soi, mais une manière de faire passer des idées qu’il estimait justes, dans l’esprit du coup de pied dans la fourmillière, pour secouer un monde musical qu’il jugeait sclérosé. Mais fondamentalement, le reproche le plus fréquent est celui du despotisme : vouloir imposer une esthétique, et pour cela concentrer tous les leviers de décision. Autrement dit d’être un homme de pouvoir. J’y vois surtout des marques de pragmatisme et de volonté : puisque l’establishment ne me joue pas, ou veut me reléguer dans ma niche d’enfant terrible de l’avant-garde, au lieu d’être David contre Goliath, je vais changer l’institution de l’intérieur et devenir Goliath. Mais pas pour sa propre gloire (il avait sans doute beaucoup de défauts mais la vanité n’en fait pas partie !) : pour une certaine idée de la musique.
LCV : Pensez-vous que Pierre Boulez eut pu être accueilli de la même manière aujourd’hui ? Et si oui, pour quelles raisons, selon vous ?
CM : Je ne suis pas sûr que son parcours serait possible aujourd’hui, essentiellement pour deux raisons. D’abord parce que les débats esthétiques ne polarisent plus (autrement dit : tout le monde s’en fout…) et que ses flèches polémiques seraient passées à la moulinette des réseaux sociaux alors qu’elles s’inscrivaient dans une réflexion de fond au long cours. Ensuite parce qu’il a construit son parcours à une époque où l’Etat prenait conscience de son rôle moteur dans la politique culturelle, alors qu’aujourd’hui les pouvoirs publics se désengagent partout.
LCV : Il était systématiquement précédé par cette réputation de « tyran » qui lui collait à la peau. La virtuosité et le tempérament visionnaire, ne peuvent-ils selon vous, se passer d’une telle personnalité, tant les exemples comparables dans l’univers artistique sont nombreux ? Pourquoi la grâce ne semble devoir s’imposer qu’avec une main de fer ?
CM : Très jolie question, à laquelle je ne suis pas sûr d’avoir une réponse ! Il me semble que quand on est visionnaire et qu’on a un projet artistique singulier à défendre, on a la conscience d’un destin à accomplir, et que cela exige une volonté peu commune. Et que celle-ci rencontre tôt ou tard immanquablement des résistances. C’est là qu’il doit falloir être un peu guerrier (plus que tyran : il est natif du Bélier), et ne pas avoir peur du conflit. Parce que votre projet importe plus que votre propre tranquillité. Cela vaut pour lui car ce « tyran » n’aimait rien tant que marcher seul dans le parc de sa maison en bordure de Forêt noire, loin des mondanités et des allées du pouvoir que, au fond, il méprisait.
LCV : Est-ce que l’école actuelle et ses héritiers, suivent d’autres méthodes, moins “archaïques” peut-être ?
CM : Problème : il n’y a pas d’« école actuelle ». Comme d’autres arts, et comme notre époque d’une manière générale, la musique dite « contemporaine » ne repose sur aucun langage commun qui permettrait de dégager un ou des courants. Epoque éclectique, océanique, où l’on mêle toutes les influences et toutes les références, historiques ou géographiques, en un grand melting-pot. Cela change du tout au tout le rapport à l’œuvre : il ne s’agit plus de faire histoire, de laisser une œuvre, mais d’être dans l’éphémère. De ce point de vue, en effet, Boulez peut paraître « archaïque », ou en tout cas académique : lui qui a toute sa vie combattu l’académisme, est devenu à son tour académique, mais ce grand dialecticien savait très bien que c’était un processus inévitable, et il aurait trouvé normal d’être ringardisé, lui qui s’était construit en ringardisant ses prédécesseurs.
LCV : Je dois vous avouer qu’ayant eu la chance d’assister à un concert de Pierre Boulez, alors âgée d’une dizaine d’années, je m’étais malheureusement endormie. C’est étrange mais je me demande aujourd’hui si ce n’était pas la meilleure manière – intuitive et émotionnelle – de l’entendre enfant, car j’ai été imprégnée par sa musique pour le reste de mon existence. Qu’en pensez-vous ?
CM : Sans doute, puisque lui-même aimait dire qu’il aspirait à « penser sensiblement » sa musique. C’est pourquoi il n’a jamais compris qu’on lui reproche son côté intellectuel, car pour lui la pensée n’était jamais déconnectée du sensible. Il suffit de bien relire ses textes théoriques (ce que j’ai fait pour les besoins du livre) : il ne parle que de subjectivité, d’intuition, d’imagination, d’irrationnel !
Réservation pour la Conférence Sara Yalda du 4 décembre au Théâtre Marigny : ici
En outre, l’ouvrage “Boulez” de Christian Merlin peut être commandé directement sur le site des éditions Fayard : ici
Propos recueillis par Karine Dessale*
*Avec mes sincère remerciements à Christian Merlin, pour ce long et passionnant entretien.
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