Lorsqu’il fixe l’objectif, le regard de Bertrand Bichaud en dit long de sa sensibilité, insondable. Aucun étonnement ensuite, à l’écoute de ses émissions produites sur la Radio Suisse RTS jusqu’à l’année dernière avec l’immense empathie réservée à ses invités quels qu’ils soient, et ses compositions musicales très cinématographiques, des parenthèses intenses qui racontent tant d’histoires… Ainsi la sublime série « L’histoire de Jack Rose » en 250 épisodes magnifiquement produits, et dont on aurait aimé plus entendre parler, ou l’album enregistré avec Derek Martin, géant de la Soul américaine, qui constitue un opus atypique, un ovni créatif en 10 titres qui convoque voix parlées, chantées et autres sons issus du cabinet de curiosités de cet artiste rare, qui accueille avec bienveillance chaque talent compatible. Les bras grands ouverts.
LCV Magazine : Bonjour, Bertrand. Ex-pubart comme on dit, vous devenez rapidement compositeur de musiques pour la télévision et le théâtre, pourriez-vous s’il vous plaît nous remémorer votre parcours, en mettant en exergue ses moments les plus marquants ?
Bertrand Bichaud : Bonjour, avec plaisir. En réalité, la composition musicale fut finalement pour moi un retour aux sources, car ma formation initiale, c’est la musique. J’ai étudié le piano et le saxophone classique au conservatoire pendant plus de dix ans avant de suivre les cours du CIM de Paris, la plus grande école de jazz d’Europe. À l’époque, je jouais dans quelques formations rock et jazz-rock et je donnais des cours de musique. Et puis, dans les années 90 je me suis laissé happer par ma deuxième grande passion : la radio. J’ai été animateur quelques années sur la radio rock Parisienne Canal 9. Et c’est le hasard qui m’a amené par la suite à devenir en effet un “pubart”, mais toujours dans l’univers du son et de la musique. J’ai dirigé durant treize ans une filiale du Groupe NRJ. Avec mon équipe composée de producteurs, de créatifs et d’ingénieurs sons, on faisait tourner nos deux studios en enregistrant des messages publicitaires, des opérations spéciales, des codes sonores pour nos annonceurs. Ce n’est qu’ensuite que je suis revenu à mes premières amours en montant ma propre boite de prod : RadioStore (www.radiostore.fr) qui fête cette année ces dix ans ! L’activité de RadioStore est à l’image de mon parcours, composée de conception, de création et de production de programmes sonores (radios ou podcasts natifs), de musiques et de pub.
LCV Magazine : Quelle activité vous comble le mieux intellectuellement et artistiquement ?
Bertrand Bichaud : Intellectuellement, c’est sans aucun doute la phase de préparation puis l’animation de certaines de mes émissions de radio de type “grand entretien” qui me comble le plus (“Pour un oui, pour un son”, “Dans le noir”, “La conversation” sur la Radio Télévision Suisse). Dans ces entretiens d’une heure, il a été important et précieux pour moi d’aller au contact de mes invités dans toutes leurs dimensions, et de dépasser l’habituelle promo pour de véritables échanges en profondeur. Et ainsi permettre aux auditeurs de découvrir qui ils sont, au delà de ce qu’ils font. J’ai eu la chance de pouvoir choisir les personnalités que j’ai interviewées, ce qui est véritablement un luxe aujourd’hui. Cela m’a amené à rencontrer des personnes passionnantes et aussi différentes que Michel Onfray, Tahar Ben Jelloun, Christophe André, Boris Cyrulnik, Bertrand Tavernier, Jean-Jacques Annaud, Pierre Rabhi, Éric Dupond-Moretti, Julien Clerc, Isabelle Carré, Jean-Claude Carrière, Robert Hossein … Artistiquement, c’est la partie purement créative qui est la plus plaisante et épanouissante. La création de concept radio est un exercice très ludique, mais c’est dans l’écriture, qu’elle soit de textes ou de musiques que le plaisir artistique est le plus entier et intense. J’ai écrit durant plus de dix ans un feuilleton radio “L’histoire de Jack Rose” (plus de 1000 histoires !) sur un personnage fan de jazz, de l’art sous toutes ces formes, de sciences humaines… L’écriture musicale est elle aussi très stimulante artistiquement même si elle met en jeu des mécanismes très différents. Je dirais que la composition musicale est plus instinctive car avec une forte part d’irrationnelle, elle est aussi bien plus organique que l’écriture à mon sens. Le plus plaisant dans l’activité de ma boite de prod, c’est qu’elle me permet de travailler sur des projets très différents les uns des autres. Ces trois derniers jours par exemple, j’étais en studio avec Didier Sandre de la Comédie Française pour enregistrer en livre audio le très bel ouvrage de Yves Oltramare « Tu seras rencontreur d’Homme », il sera disponible en ligne très bientôt, je vous le recommande !
LCV Magazine : Plus précisément, dans quelle mesure l’écriture musicale nourrit votre existence, et quelle est votre quête intime sur le biais créatif ?
Bertrand Bichaud : Vaste et passionnante interrogation… Une question que j’ai souvent posée dans mes émissions de radio, à Michel Legrand, Vladimir Cosma, Etienne Daho ou Jean-Michel Jarre entres autres. A chacun son ressenti, sa perception. Me concernant, je dirais que la composition musicale est un travail profondément personnel, même intime. Elle touche à notre intériorité. Elle la révèle, la bouleverse parfois, la façonne souvent. Mon travail de composition musicale se déploie dans une recherche de deux objectifs. Tout d’abord une évidence esthétique, qui relève de ma propre sensibilité et donc d’une forte subjectivité. Et une vibration émotionnelle que je pressens universelle et en dehors de tout entendement. Pour le dire de manière plus triviale : Mon souhait lorsque je compose, c’est de créer un ensemble de “sonorités” belles et qui provoquent des émotions. Bien entendu, au moment même du travail de composition, je ne pense pas à ça. Personnellement, je suis plutôt dans une sorte « d’écriture automatique » au sens d’André Breton. Je n’ai pas l’impression de chercher quoi que ce soit. Ce qui doit apparaître à ce moment-là apparaît, je ne fais que lui permettre de prendre une forme mélodique, rythmique, harmonique. Un jour avant ou un jour après, le résultat aurait été tout autre, ni mieux, ni moins bien, juste différent. Lors de ce travail qui peut prendre quelques instants ou des jours entiers, il y a une symbiose étrange qui se crée entre l’instrument et moi-même. Une connexion qui me dépasse totalement. J’ai parfois l’impression d’être le simple spectateur (mais conciliant !) de ce qui est en train d’arriver. Je joue en écoutant, j’écoute en jouant. Je rejoue, modifie, affine, et à un moment la création s’impose d’elle-même. Elle a pris forme, elle est ainsi, là, et c’est tout. Je pense que nombre de créateurs (particulièrement les peintres, les sculpteurs…) ressentent la même impression. Ma “quête intime” pour reprendre vos termes, se résume juste à donner (à rendre peut-être…) sa liberté à une création, qui a pour désir de toucher tout autant la tête, le cœur que le ventre de l’auditeur. Le tout en passant par les oreilles !
LCV Magazine : Comment est né le projet d’album « Nostalgia » et comment s’est déroulée la rencontre avec Derek Martin, ce monstre de la soul américaine ?
Bertrand Bichaud : L’histoire est assez amusante. Un jour, je reçois un appel d’une personne que j’avais contacté (elle faisait partie d’un long fichier de noms de réalisateurs de film et de documentaire) afin de proposer mes services de compositeur. Cette personne, c’était Karine Dessale, une journaliste, réalisatrice, parolière et grande amie de Derek. Elle me dit : “Bonjour, je vous appelle car vous m’avez envoyé un mail il y a un peu plus d’un an avec quelques unes de vos musiques. Je les avais mises de côté et ce matin alors que je travaillais sur un documentaire sur le chanteur Derek Martin, je ne sais pas par quelle manipulation étonnante et hasardeuse de ma part l’une de vos musiques s’est soudain mise en route pendant que mes images défilaient et que Derek parlait. J’ai trouvé ça extrêmement beau. J’ai ré-écouté vos musiques et je crois qu’il y a quelque chose à faire ensemble. Plus qu’une simple musique d’habillage pour mon documentaire, je pense que ce serait bien de réfléchir ensemble à un vrai projet artistique avec Derek. Qu’en pensez-vous ? Puis-je faire écouter vos compositions à Derek ?”. Je connaissais le nom de Derek mais très mal sa carrière. Je me suis renseigné, j’ai écouté ses albums des années 60, ses collaborations avec James Brown, j’ai découvert ses amitiés avec Marvin Gaye, Tina Turner. J’ai même lu que Ray Charles l’avait surnommé à une époque “The golden voice”. Le projet m’enthousiasma. Il correspondait parfaitement à mes goûts musicaux étant depuis toujours un grand amateur de musique noires américaines, particulièrement de jazz, de blues et de soul. Quant à ma rencontre avec Derek, elle fut à son image, spontanée et naturelle, sympathique et même drôle, mais aussi fantasque et assez surréaliste. Derek à un côté ovni. Il est là en étant ailleurs… et vice-versa ! Je crois qu’il ne vit pas réellement sur la même planète que nous, que la mienne en tout cas. Et malgré le fait qu’il parle peu français et moi très mal anglais, à défaut de beaucoup nous parler, nous nous sommes tout de suite très bien entendu !
LCV Magazine : Cette production est peut-être celle qui est la plus autobiographique, parmi celles que l’on connaît de Derek ? Comment cela a-t-il été possible selon vous ?
Bertrand Bichaud : Oui, je suis d’accord avec vous, même si ce serait à lui de le dire. La raison ? J’ai le sentiment qu’il était alors à un moment de sa vie, autant professionnelle que personnelle, particulière. Une période où il avait envie, besoin peut-être, de prendre le temps de se poser un moment, de regarder en arrière. De faire un point sur sa vie, d’en extraire ce qui a été le plus fort, le plus important, le plus révélateur pour lui. Et partager artistiquement ce que son parcours de vie lui a appris. Il a été le témoin d’une partie du 20ème siècle de l’histoire des Etats-Unis, il a vécu les moments les plus marquants que la population noire américaine a connu. Je crois qu’il y a pour Derek dans cet album une volonté de transmission. Transmettre ce que son parcours, riche mais aussi chaotique parfois, lui a permis d’apprendre de l’existence. Derek est un grand humaniste, un pacifique, un idéaliste, un utopique, je crois que c’est cela qui passe avant tout dans ses textes et ses interprétations.
LCV Magazine : Comment s’est déroulé l’enregistrement, et notamment le mélange des voix parlées / chantées, ce qui est particulièrement original et cinématographique d’ailleurs !
Bertrand Bichaud : Très simplement. Et à regarder Derek travailler, je dirais très facilement. Il y avait une logique assez étonnante à tout cela. Rapidement, nous avons eu l’idée que cet album devait prendre la forme d’un concept-album, nous avions l’envie d’une unité. Avec un début, un milieu et une fin. Comme une histoire que l’on raconte, qui se construit peu à peu, avec ses rebondissements aussi. Dès ma rencontre avec Derek, j’ai été séduit et touché par sa voix “parlée” magnifique, si rythmée et mélodieuse. On a décidé que chaque titre débute par une narration. Pour la musique, je l’ai associé à des bruitages, du sound design… Sa voix parlant, racontant son histoire intervient comme un élément additionnel complétant l’ensemble de cet univers sonore. Puis arrive le chant, l’histoire racontée devient chanson. Mais là encore, avec une structure tout à fait inhabituelle, sans aucune contrainte. Suivant ses envies, Derek improvisait tout autant sa mélodie vocale que le texte. Ce qui au départ fut un peu déroutant ! Nous nous sommes ainsi éloignés de la forme conventionnelle des chansons (intro-couplet-refrain-couplet…). Ce n’était pas intentionnel, pas par volonté d’anticonformisme musicale. C’est juste ainsi que Derek s’est exprimé en studio. C’est en cela que “Nostalgia” est certainement l’album le plus personnel de sa carrière, le plus libre. De mon côté, en tant que cinéphile, il est vrai qu’au niveau de l’orchestration, des arrangements, je souhaitais une atmosphère très cinématographique, c’est un album particulièrement visuel pour qui est prêt à l’écouter les yeux fermés !
LCV Magazine : Comment avez-vous appréhendé la partition musicale du projet ? Est-ce qu’il était difficile de travailler avec un chanteur de soul tellement imprégné par son héritage culturel ?
Bertrand Bichaud : Ce n’est pas que c’était difficile, c’était juste impossible de se rapprocher musicalement l’un de l’autre. Nous n’avons même pas essayé de le faire, c’est l’album qui a créé ce lien. Je crois que son originalité vient de cela. C’est une rencontre artistique, nous nous sommes retrouvés sans bouger d’où nous étions, juste en nous tendant la main ! Cet album, c’est musicalement l’histoire de deux univers, deux générations, deux cultures, deux parcours qui se rencontrent. Quand la musique permet ça, c’est magique ! Nous sommes tellement différents avec Derek. Et pourtant étonnamment proches sur de nombreux points. J’ai beaucoup écrit (pour mon feuilleton radio “L’histoire de Jack Rose”) sur la ségrégation raciale du début du 20ème siècle aux USA, sur la vie des musiciens noirs, sur le jazz et la soul. Je n’ai pas vécu cette période mais elle me touche particulièrement et je me suis beaucoup documenté sur le sujet. Au fil des jours d’enregistrement, nous nous sommes découvert des points communs. Nous sommes par exemple tous deux depuis bien longtemps de grands méditants, l’une des chansons de l’album est d’ailleurs consacrée à ce sujet « On my knees ». Finalement, je me suis retrouvé dans beaucoup de thématiques qu’il aborde dans cet album : sur le lien à l’enfance, à la nostalgie, au questionnement spirituel, à la notion d’altruisme et de bienveillance dans notre société…
LCV Magazine : Nous avons entendu « Again and again » sur les réseaux sociaux, un hommage de Derek Martin à George Floyd, assassiné à Minneapolis aux Etats-Unis par un policier : pourriez-vous s’il vous plaît me parler de ce titre?
Bertrand Bichaud : Le mieux reste encore de l’écouter ! Ou de donner la parole à Derek qui a écrit quelques mots sur cette chanson suite à la mort de George Floyd, les voici : « Again and again est un hommage à George Floyd et à toutes les âmes noires mortes à cause du racisme aux États Unis. J’ai enregistré cette chanson à Paris. J’ai 81 ans, je suis né à Detroit. Je connais la ségrégation. J’ai marché avec Martin Luther King. J’étais derrière James Brown sur scène et j’ai crié haut et fort : je suis noir et je suis fier ! J’ai pleuré pendant 24 heures quand Barack Obama a été élu. C’était si difficile à croire, un Président noir à la Maison Blanche. Aujourd’hui je suis dévasté. Aujourd’hui, comme avant. Encore et encore. Quand cela va-t-il s’arrêter ? Pouvons-nous enfin respirer maintenant ? »
LCV Magazine : S’agit-il de l’un des titres de l’album Nostalgia et où peut-on l’écouter ?
Bertrand Bichaud : Oui, ce titre fait partie de l’album “Nostalgia”. Il peut être écouté sur ce lien youtube, où se trouve la vidéo réalisée par Camille Sanchez : https://www.youtube.com/watch?v=KOc-wJEsm9M.
LCV Magazine : Pouvez-vous, s’il vous plaît nous parler du reste de l’album ? Est-ce que les autres titres sont tout autant narratifs et racontent l’histoire de cette famille noire-américaine de Detroit ?
Bertrand Bichaud : Oui, cet album est réellement une forme d’autobiographie musicale de Derek, parcellaire bien entendu, mais je crois que les sujets les plus importants pour lui sont abordés dans cet album. Il y des thématiques à la fois très personnelles, il y raconte son enfance, il parle de sa famille. Et des sujets qui ouvrent sur le monde avec des problématiques on ne peut plus universelles. Il y est beaucoup question de tolérance, d’acceptation de la différence, de recherche de paix intérieure et collective. A travers sa vie, son questionnement, Derek aborde finalement de grands sujets humains. Il s’adresse à chacun d’entre nous ainsi, quel que soit notre âge, notre culture et nos convictions politiques ou religieuses.
LCV Magazine : Pourquoi, selon vous, ce type de production a du sens, particulièrement à l’heure actuelle ? Et en tant que compositeur, pensez-vous que la musique ait véritablement sa carte à jouer dans le cours que prendront nos sociétés dans les années qui viennent ?
Bertrand Bichaud : J’aime à le croire. Comme disait Dostoïevski « Seule la beauté peut changer le monde » … Je pense que cette prod a du sens ne serait-ce que parce qu’elle ne ressemble à rien d’autre. Elle a été imaginé en dehors de toutes réflexions et démarches marketing (qui inondent le paysage de la prod musicale), la meilleure preuve en est qu’elle n’a pas encore été éditée par un label ! Tout comme Derek, cet album à un côté ovni avec ces chansons sans refrains ni couplets, ces narrations parlées en intro de chaque titre, ces improvisations vocales et textuelles, ces inspirations musicales si diverses, ces atmosphères sonores plus habituelles au cinéma qu’en chanson. Cet album est j’espère une belle création sonore et musicale. À ce titre il me semble avoir du sens artistiquement. Mais c’est avant tout à travers les thèmes qu’il traite et les positions qu’il défend qu’il me paraît le plus essentiel. Notre monde est dans un tel bouleversement, une telle perte de sens, de valeurs. Les défis à relever dès aujourd’hui sont immenses pour notre humanité et notre planète, qu’ils soient climatiques, écologiques, économiques, alimentaires, sociaux, sanitaires… À ce jour, les réponses sont inexistantes et pour cause, les questions posées sont biaisées dès leur formulation. Mais ce sujet est trop complexe pour être traité ici… Pourtant, parfois, aux problématiques apparaissant les plus compliquées, des solutions très simples de bon sens et d’humanisme peuvent y répondre. La philosophie de vie de Derek, ce qu’il est, ce qu’il dit, ce qu’il chante, sont pour moi un exemple à suivre, une source d’inspiration et surtout d’espoir. Et cet album en est le témoin, le capteur et le passeur.
Propos recueillis par Camille Sage
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